DOCERE

Paul Verlaine

« Si le même dans cette extrême décadence !
Enfin ! — Mais à ta place un être avec du sens,
Payant les violons voudrait mener la danse,
Au risque d’alarmer quelque peu les passants.

N’as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme,
Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil,
Quelque vice joyeux, effronté, qui s’enflamme
Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil ?

Un ou plusieurs ? Si oui, tant mieux ! Et pars bien vite
En guerre, et bats d’estoc et de taille, sans choix
Surtout, et mets ce masque indolent où s’abrite
La haine inassouvie et repue à la fois ...

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n’a rien d’exquis et d’alléchant
S’il n’y frétille un peu de pervers et d’immonde,
Et pour n’être pas dupe il faut être méchant.

— Sagesse humaine, ah ! j’ai les yeux sur d’autres choses,
Et parmi ce passé dont ta voix décrivait
L’ennui, pour des conseils encore plus moroses,
Je ne me souviens plus que du mal que j’ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes « malheurs », selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n’ai rien retenu que la grâce de Dieu.

Si je me sens puni, c’est que je le dois être.
Ni l’homme ni la femme ici ne sont pour rien.
Mais j’ai le ferme espoir d’un jour pouvoir connaître
Le pardon et la paix promis à tout Chrétien.

Bien de n’être pas dupe en ce monde d’une heure,
Mais pour ne l’être pas durant l’éternité,
Ce qu’il faut à tout prix qui règne et qui demeure,
Ce n’est pas la méchanceté, c’est la bonté. »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 10

« Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage!
Mais, tu vas la pensée obscure de l’image
D’un bonheur qu’il te faut immédiat, étant
Athée (avec la foule!) et jaloux de l’instant,
Tout appétit parmi ces appétits féroces,
Épris de la fadaise actuelle, mots, noces
Et festins, la « Science », et « l’esprit de Paris »,
Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,
Imbécile! et niant le soleil qui t’aveugle! »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 12

« Petits amis qui sûtes nous prouver
Par A plus B que deux et deux font quatre,
Mais qui depuis voulez parachever
Une victoire où l'on se laissait battre,

Et couronner vos conquêtes d'un coup
Par ce soufflet à la mémoire humaine :
« Dieu ne vous a révélé rien du tout,
Car nous disons qu'il n'est que l'ombre vaine,

Que le profil et que l'allongement,
Sur tous les murs que la peur édifie,
De votre pur et simple mouvement,
Et nous dictons cette philosophie. »

- Frères trop chers, laissez-nous rire un peu,
Nous les fervents d'une logique rance,
Qui justement n'avons de foi qu'en Dieu
Et mettons notre espoir dans l'Espérance,

Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi,
Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème,
Rire du vieux Satan stupide ainsi,
Pleurer sur cet Adam dupe quand même!

Frères de nous qui payons vos orgueils,
Tous fils du même Amour, ah! la science,
Allons donc, allez donc, c'est nos cercueils
Naïfs ou non, c'est notre méfiance

Ou notre confiance aux seuls Récits,
C'est notre oreille ouverte toute grande
Ou tristement fermée au Mot précis!
Frères, lâchez la science gourmande

Qui veut voler sur les ceps défendus
Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaître.
Lâchez son bras qui vous tient attendus
Pour des enfers que Dieu n'a pas fait naître,

Mais qui sont l'oeuvre affreuse du péché,
Car nous, les fils attentifs de l'Histoire,
Nous tenons pour l'honneur jamais taché
De la Tradition, supplice et gloire!

Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant
Qu'ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme,
Et prédisant aux crimes d'à présent
La peine immense ou le pardon énorme.

Puisqu'ils avaient vu Dieu présent toujours,
Puisqu'ils ne mentaient pas, puisque nos crimes
Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts,
Et puisqu'il est des repentirs sublimes,

Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien,
Que deux et deux fassent quatre, à merveille!
Riens innocents, mais des riens moins que rien,
La dernière heure étant là qui surveille

Tout autre soin dans l'homme en vérité!
Gardez que trop chercher ne vous séduise
Loin d'une sage et forte humilité...
Le seul savant, c'est encore Moïse. »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 20

« Or, vous voici promus, petits amis,
Depuis les temps de ma lettre première,
Promus, disais-je, aux fiers emplois promis
À votre thèse, en ces jours de lumière.

Vous voici rois de France! À votre tour!
(Rois à plusieurs d’une France postiche,
Mais rois de fait et non sans quelque amour
D’un trône lourd avec un budget riche.)

À l’œuvre, amis petits! Nous avons droit
De vous y voir, payant de notre poche,
Et d’être un peu réjouis à l’endroit
De votre état sans peur et sans reproche.

Sans peur? Du maître? Ô le maître, mais c’est
L’Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre,
Total, le peuple, « un âne » fort « qui s’est
Cabré », pour vous espoir clair, puis fait sombre.

Cabré comme une chèvre, c’est le mot.
Et votre bras, saignant jusqu’à l’aisselle,
S’efforce en vain : fort comme Béhémot,
Le monstre tire… et votre peur est telle

Quand l’âne brait, que le voilà parti
Qui par les dents vous boute cent ruades
En forme de reproche bien senti…
Courez après, frottant vos reins malades!

Ô Peuple, nous t’aimons immensément :
N’es-tu donc pas la pauvre âme ignorante
En proie à tout ce qui sait et qui ment?
N’es-tu donc pas l’immensité souffrante?

La charité nous fait chercher tes maux,
La foi nous guide à travers tes ténèbres.
On t’a rendu semblable aux animaux,
Moins leur candeur, et plein d’instincts funèbres.


L’orgueil t’a pris en ce quatre-vingt-neuf,
Nabuchodonosor, et te fait paître,
Âne obstiné, mouton buté, dur bœuf,
Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre!

Ô paysan cassé sur tes sillons,
Pâle ouvrier qu’esquinte la machine,
Membres sacrés de Jésus-Christ, allons,
Relevez-vous, honorez votre échine,

Portez l’amour qu’il faut à vos bras forts,
Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde,
Respectez-les, fuyez ces chemins tors,
Fermez l’oreille à ce conseil immonde,

Redevenez les Français d’autrefois,
Fils de l’Eglise, et dignes de vos pères!
Ô s’ils savaient ceux-ci sur vos pavois,
Leurs os sueraient de honte aux cimetières.

— Vous, nos tyrans minuscules d’un jour
(L’énormité des actes rend les princes
Surtout de souche impure, et malgré cour
Et splendeur et le faste, encor plus minces),

Laissez le règne et rentrez dans le rang.
Aussi bien l’heure est proche où la tourmente
Vous va donner des loisirs, et tout blanc
L’avenir flotte avec sa Fleur charmante

Sur la Bastille absurde où vous teniez
La France aux fers d’un blasphème et d’un schisme,
Et la chronique en de cléments Téniers
Déjà vous peint allant au catéchisme. »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 22

« Maintenant j’aime Dieu, dont l’amour et la foudre
     M’ont fait une âme neuve,
Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre,
     Humble, accepte l’épreuve. »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 24

« Va ton chemin sans plus t’inquiéter !
La route est droite et tu n’as qu’à monter,
Portant d’ailleurs le seul trésor qui vaille
Et l’arme unique au cas d’une bataille,
La pauvreté d’esprit et Dieu pour toi.

Surtout il faut garder toute espérance,
Qu’importe un peu de nuit et de souffrances ?
La route est bonne et la mort est au bout,
Oui, garde toute espérance surtout,
La mort là-bas te dresse un lit de joie.

Et fais-toi doux de toute la douceur.
La vie est laide, encore c’est ta sœur.
Simple, gravis la côte et même chante.
Pour écarter la prudence méchante
Dont la voix basse est pour tenter ta foi.

Simple comme un enfant, gravis la côte,
Humble comme un pécheur qui hait la faute,
Chante, et même sois gai, pour défier
L’ennui que l’ennemi peut t’envoyer
Afin que tu t’endormes sur la voie.

Ris du vieux piège et du vieux séducteur,
Puisque la Paix est là, sur la hauteur,
Qui luit parmi les fanfares de la gloire,
Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire,
Déjà l’Ange Gardien étend sur toi

Joyeusement des ailes de victoire. »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 34

« La douleur chrétienne est immense.
Elle, comme le cœur humain,
Elle souffre, puis elle pense,
Et calme poursuit son chemin.

Elle est debout sur le Calvaire
Pleine de larmes et sans cris.
C’est également une mère,
Mais quelle mère de quel fils! »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 38

« Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela,

Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne. »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 42

« Marie Immaculée, amour essentiel,
Logique de la foi cordiale et vivace,
En vous aimant qu’est-il de bon que je ne fasse,
En vous aimant du seul amour, Porte du ciel? »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 43

« J’ai répondu : Seigneur, vous avez dit mon âme.
C’est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Mais vous aimer! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l’amour toujours monte comme la flamme.

Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas! Voyez un peu mes tristes combats!
Oserai-je adorer la trace de vos pas,
Sur ces genoux saignants d’un rampement infâme?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,
Mais vous n’avez pas d’ombre, ô vous dont l’amour monte,
O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants

De leur damnation, ô vous toute lumière
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière! »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 47

« Mais, revenu des passions,
Un peu méfiant des « usages »,
A vos civilisations
Préférera les paysages. »

— Paul Verlaine, Sagesse, éd. Bibebook, p. 58